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La Misère et la Mort
Conte entendu maintes fois dans mon enfance pendant les veillées, au Picoteau, commune de Sainte-Colombe
(Chte), vers 1880);
Communiqué par M. Bertrand, directeur d'école honoraire
Il y avait une fois dans un petit hameau une pauvre Quelques jours s'étaient écoulés et rien n'était venu
vieille qu'on appelait Misère; ses membres refusant leurs troubler la solitude de la vieille femme. Mais le
services, elle passait ses journées seule devant sa
soir d'un violent orage, alors qu'elle allait chercher abri
chaumière en ruines sous un poirier à filer sa quenouille.
A l'automne sa grande préoccupation était de surveiller chez elle, un bruit étrange se produisit au dessus de sa
tête, elle leva les yeux et vit à sa grande stupeur la Mort
les fruits qui pendaient à l'arbre contre les maraudeurs.
armée de sa faulx. Toute tremblante elle invoqua saint
Un soir elle vit un homme qui s'approchait péniblement Denis et dit à la Mort:
de ce pauvre logis, et, lorsqu'il fut près d'elle, il lui
demanda bien humblement: “Que me veux-tu? Passe ton chemin, je vis heureuse
dans mon malheur et je veux encore faire le bien dans
“Pourriez-vous, bonne femme, m'offrir un asile sous la mesure de mes moyens.”
votre toit?”
Mais la Mort répondit:
Sans hésiter elle accepta la proposition, et même elle
“Je ne veux pas nuire à tes désirs, mais je suis fatiguée
ajouta:
j'ai porté le deuil dans bien des familles et partout on
“Vous aurez ici le gîte, mais aussi une part du morceau m'a congédiée. J'ai faim, j'ai soif, veux-tu me permettre
de pain bis qui reste dans ma huche.” de grimper sur ton poirier pour cueillir quelques fruits?
Ce voyageur n'était pas un vagabond, elle sut par la suite — Je ne peux pas refuser ta proposition, grimpe et
que c'était saint Denis. mange à ton souhait.”
Le lendemain, avant de prendre congé de la bonne Aussitôt la Mort jette sa faulx et d'un bond saute sur
vieille, le saint lui demanda de proposer un vœux et qu'il l'arbre. Après s'être désaltérée, elle veut redescendre
l'exaucerait. Misère répondit: pour aller continuer son œuvre. Mais une force
irrésistible la retient suspendue, ses efforts et ses cris
“Je n'ai aucun désir, si ce n'est celui de vivre encore ne peuvent rien contre le désir de saint Denis.
quelques années pour faire le bien.”
Misère assista pendait de longues heures toute
Mais, sur l'insistance du saint, elle pensa à son cher
tremblante aux mouvements désespérés de la Mort
poirier et dit: grimaçante, mais, n'y tenant plus, elle courut dans le
village pour dire aux habitants de venir voir la Mort
“Je serais heureuse si mon arbre avait le don de retenir
prisonnière sur son poirier.
prisonnier dans ses branches celui qui se hasarderait d'y
grimper pour un manger les fruits.”
Ce fut une course effrénée; hommes, femmes, vieillards
étaient réunis, seuls manquaient ceux qui bénéficiaient
“Ce sera fait comme vous le désirez”,
et vivaient de l'œuvre de la grande destructrice. C'était
dit le voyageur en la remerciant de l'accueil qu'il avait un bonheur de voir tous ces gens rassurés à la pensée
reçu, et il disparut. que la Mort prisonnière ne pourrait plus jeter le deuil
parmi eux, que les vieillards, les infirmes, les malades
Misère n'avait donc plus à craindre les maraudeurs, elle
vivraient en repos.
continua paisiblement à filer sa quenouille au pied de
son arbre magique. Pendant de longues années la Mort resta suspendue
dans l'arbre, les vieillards devenaient impotents, les
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