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Charente (16) Vues anciennes - 972

                                                       La Misère et la Mort

         Conte entendu maintes fois dans mon enfance pendant les veillées,  au Picoteau, commune de Sainte-Colombe
        (Chte), vers 1880);


                                  Communiqué par M. Bertrand, directeur d'école honoraire




        Il y avait une fois dans un petit hameau une pauvre Quelques  jours  s'étaient  écoulés  et  rien  n'était  venu
        vieille qu'on appelait Misère; ses membres  refusant leurs troubler la solitude de la vieille femme. Mais le
        services,  elle  passait  ses  journées  seule  devant  sa
                                                                     soir d'un violent orage, alors qu'elle allait chercher abri
        chaumière en ruines sous un poirier à filer sa quenouille.
        A l'automne sa grande préoccupation était de surveiller      chez elle, un bruit étrange se produisit au dessus de sa
                                                                     tête, elle leva les yeux et vit à sa grande stupeur la Mort
        les fruits qui pendaient à l'arbre contre les maraudeurs.
                                                                     armée de sa faulx. Toute tremblante elle invoqua saint
        Un soir elle vit un homme qui s'approchait péniblement Denis et dit à la Mort:
        de  ce  pauvre  logis,  et,  lorsqu'il  fut  près  d'elle,  il  lui
        demanda bien humblement:                                     “Que me veux-tu? Passe ton chemin, je vis heureuse
                                                                     dans mon malheur et je veux encore faire le bien dans
        “Pourriez-vous, bonne femme, m'offrir un asile sous la mesure de mes moyens.”
        votre toit?”
                                                                     Mais la Mort répondit:

        Sans hésiter elle accepta la proposition, et même elle
                                                                     “Je ne veux pas nuire à tes désirs, mais je suis fatiguée
        ajouta:
                                                                     j'ai porté le deuil dans bien des familles et partout on
        “Vous aurez ici le gîte, mais aussi une part du morceau m'a congédiée. J'ai faim, j'ai soif, veux-tu me permettre

        de pain bis qui reste dans ma huche.”                        de grimper sur ton poirier pour cueillir quelques fruits?

        Ce voyageur n'était pas un vagabond, elle sut par la suite  — Je ne peux pas refuser ta proposition, grimpe et
        que c'était saint Denis.                                     mange à ton souhait.”

        Le  lendemain,  avant  de  prendre  congé  de  la  bonne Aussitôt la Mort jette sa faulx et d'un bond saute sur
        vieille, le saint lui demanda de proposer un vœux et qu'il l'arbre.  Après  s'être  désaltérée,  elle  veut  redescendre
        l'exaucerait. Misère répondit:                               pour  aller  continuer  son  œuvre.  Mais  une  force
                                                                     irrésistible la retient suspendue, ses  efforts et ses cris
        “Je n'ai aucun désir, si ce n'est celui de vivre encore      ne peuvent rien contre le désir de saint Denis.
        quelques années pour faire le bien.”
                                                                     Misère  assista  pendait  de  longues  heures  toute
        Mais,  sur l'insistance du saint, elle pensa à son cher
                                                                     tremblante  aux  mouvements  désespérés  de  la  Mort
        poirier et dit:                                              grimaçante, mais, n'y tenant plus, elle courut dans le

                                                                     village pour dire aux habitants de venir voir la Mort
        “Je serais heureuse si mon arbre avait le don de retenir
                                                                     prisonnière sur son poirier.
        prisonnier dans ses branches celui qui se hasarderait d'y
        grimper pour un manger les fruits.”
                                                                     Ce fut une course effrénée; hommes, femmes, vieillards
                                                                     étaient réunis, seuls manquaient ceux qui bénéficiaient
        “Ce sera fait comme vous le désirez”,
                                                                     et vivaient de l'œuvre de la grande destructrice. C'était
        dit le voyageur en la remerciant de l'accueil qu'il avait un bonheur de voir tous ces gens rassurés à la pensée
        reçu, et il disparut.                                        que la Mort prisonnière ne pourrait plus jeter le deuil
                                                                     parmi eux, que les vieillards, les infirmes, les malades
        Misère n'avait donc plus à craindre les maraudeurs, elle
                                                                     vivraient en repos.
        continua paisiblement à filer sa quenouille au pied de
        son arbre magique.                                           Pendant  de  longues  années  la  Mort  resta  suspendue
                                                                     dans  l'arbre,  les  vieillards  devenaient  impotents,    les



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